Une étude
sur les conditions de placement des orphelins en
institution a pris son essor dans le canton de
Vaud. Les archives s'ouvrent sur une période mal
connue de l'éducation spécialisée, de
l'entre-deux-guerres aux années 50.
Après les enlèvements d'enfants
Jenisch, le refoulement des réfugiés durant la
Seconde Guerre mondiale ou encore les
stérilisations forcées, une autre page sombre de
l'histoire suisse contemporaine s'ouvre: celle des
orphelins. Ainsi, afin d'éclaircir les conditions
de placements institutionnels, trois historiens
entament une recherche dans le canton de Vaud, sur
la base de témoignages d'anciens pensionnaires.
La honte et la culpabilité encore présentes
chez beaucoup d'entre eux laissent place
aujourd'hui à la parole, à l'instar de Louisette
Buchard, pionnière en la matière (lire notre
édition du 23 octobre). Depuis des années, cette
septuagénaire se bat pour la reconnaissance des
sévices endurés par les orphelins placés en
institutions. Suite à sa deuxième grève de la faim
en octobre dernier à Lausanne, le canton, ainsi
que l'OFES (Office fédéral de l'éducation et des
sciences) ont décidé d'appuyer la recherche
historique entamée au sein de l'EESP (Ecole
d'étude sociale et pédagogique), par Geneviève
Heller, Cécile Lacharme et Pierre Avvanzino.
ARCHIVES LACUNAIRES La
vingtaine de témoignages récoltés par les
chercheurs concerne des placements qui
s'échelonnent des années 30 aux années 50, à
l'exception d'un jeune homme placé dans les années
80.
L'autorisation pour consulter les archives
du Service de protection de la jeunesse (SPJ)
vient d'être accordée par le canton. La loi
interdit en effet la consultation des données
personnelles, la prescription étant fixée à cent
ans, sauf autorisation. Une grande partie des
dossiers aurait été conservée malgré la
destruction partielle de ces archives par manque
de place. «Des responsables d'institutions n'ont
pas jugé important de garder les dossiers de ces
enfants, alors que les conséquences sont lourdes.
D'anciens pensionnaires se retrouvent aujourd'hui
coupés de leur passé et donc de leur identité et
de leur histoire de vie. Quant à l'Etat, pour
l'instant, nous ne pouvons pas encore affirmer que
des dossiers ont été détruits volontairement. Il
faut attendre de pouvoir effectivement avoir accès
aux fonds d'archives», explique Pierre Avvanzino.
L'ÉCLAIRAGE DU PASSÉ
«Nous souhaitons comprendre le
pourquoi et le comment de leur placement en
institution. Une question se pose également:
quelle est la responsabilité des autorités?
Quelles dérives sont possibles aujourd'hui?»,
s'interroge Geneviève Heller. Les maltraitances,
les abus sexuels, la privation de nourriture,
l'enfermement, le fouet, l'absence de soins
médicaux, l'interdiction de parler aux gens du
village, le silence à table et dans les dortoirs
sont autant de violences énoncées par les
personnes à l'enfance blessée prenant aujourd'hui
la parole.
Les chercheurs sont pourtant
conscients qu'ils ne peuvent occulter les
conditions générales de l'époque. Durant
l'entre-deux-guerres et jusque dans les années 50,
le manque de nourriture et de vêtements était
général. Comment alors éclairer le présent grâce
au passé, tout en tenant compte des conditions
différentes de vie? «Le plus jeune à avoir
témoigné a 28 ans. Les droits de base dans les
années 80 étaient garantis comme la scolarisation,
les soins médicaux et la nourriture. Cependant,
les mauvais traitements psychologiques persistent.
Car ce jeune homme semble avoir le même déficit
affectif que des personnes placées il y a plus de
50 ans. Les sentiments de rejet et de culpabilité
persistent. Les souffrances liées au ballottement
d'une institution ou d'une famille d'accueil à
l'autre, les mauvais traitements psychologiques et
la marginalisation sont les mêmes», indique Cécile
Lacharme.
La complexité de la recherche, les
archives lacunaires et classées par numéro de
dossiers et non pas par ordre alphabétique, la
brièveté des délais (la recherche doit se terminer
en septembre prochain) risquent de mettre les
chercheurs à rude épreuve. Ceux-ci espèrent donc
que leur travail permettra d'en initier d'autres
au niveau national, car les témoignages affluent
aujourd'hui du pays entier.
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UNE AIDE DE BERNE ACQUISE DE LONGUE
LUTTELe 17 juin 1999, une motion du
conseiller national Jean-Charles Simon (pdc/VD)
demandait au Conseil fédéral de se pencher sur les
conditions de vie des orphelins suisses des années
30 aux années 70. En juin 2003, la motion
transformée entre-temps en postulat est tout
simplement classée. Le conseiller national Didier
Berberat (ps/NE) prend la relève au mois de
septembre 2003. Le Conseil fédéral lui répond, en
novembre, que le problème des orphelins incombe
aux cantons et aux communes. La Confédération
finira tout de même par attribuer 100 000 francs à
l'aide à la recherche historique mise en place
dans le canton de Vaud, dont la subvention se
monte à 25 000 francs (sans compter les 25 000
francs de l'Ecole d'études sociales et
pédagogiques). Dans sa question déposée le 19
décembre 2003, Didier Berberat demande si ce
financement correspond à un changement bienvenu de
la Confédération et si, le cas échéant, une étude
à l'échelle nationale sera envisagée. «Enfin,
quelle réflexion le Conseil fédéral envisage-t-il
pour assurer qu'à l'avenir, les mauvais
traitements relevés dans le passé ne se répètent
pas?», demande le texte déposé. On attend toujours
les réponses... Aay
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«J'AI PARDONNÉ GRÂCE À DIEU ET À LA
MUSIQUE» «La majorité des orphelins
développe une révolte et de l'agressivité, suite
aux mauvais traitements endurés. Paradoxalement,
c'est peut-être cette énergie qui leur permet de
s'en sortir», explique Pierre-Alain Savary, 47
ans. Les 33 points de suture à sa main ne sont que
la pointe de l'iceberg des souffrances endurées.
Invisibles quant à eux, les souvenirs défilent,
parfois heureux, mais douloureux pour la plupart,
comme celui de la mort d'un de ses camarades.
«(...) Un de mes copains a été défenestré du 4e
étage (...). L'enfant avait été surpris en train
de chercher à manger», raconte Pierre-Alain Savary
dans son autobiographie «Hymne à l'amour d'un
misogyne passionné»1. Quelques années après, il
est livré à un paysan, puis à un second, sans
raison avouée: «J'étais peut-être trop renfermé,
je me réfugiais dans un mutisme que je
qualifierais d'onirique. Les arbres étaient mes
seuls amis», raconte-t-il. A la ferme, l'enfant
représente une main-d'oeuvre gratuite, il
travaille aux champs du matin au soir.
A 11
ans, il est finalement placé à l'Ecole Pestalozzi
d'Echichens. «Nous devions porter des badges de
couleur, noir, bleu ou vert, selon nos bonnes
conduites. La maltraitance psychologique était
insupportable. Nous vivions dans la peur et aucune
solidarité ne pouvait naître d'une telle
situation.» Pierre-Alain Savary réussira toutefois
à devenir médecin et musicien. «Malgré mes
excellentes formations, mes relations avec les
autres ont toujours été compromises», avoue-t-il,
«mais Dieu et la musique m'ont sauvé et m'ont
permis de pardonner, même à ma mère.»
AAy
1 www.monhistoire.ch
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«L'ETAT RESTE
COMPLICE DE CE QUI S'EST PASSÉ...» Le
seul mal que j'ai fait, c'est d'avoir perdu mon
père et ma mère», raconte André Emery, 70 ans.
Après avoir été trimballé dans sept familles
d'accueil successives, il est accueilli vers l'âge
de 5 ans à l'orphelinat de Burtigny (au-dessus de
Gland). «Lorsque le tuteur général venait nous
rendre visite, nous disions que tout allait bien,
sinon la direction nous le faisait payer cher. Les
parents – pour ceux qui existaient encore – ne
savaient rien non plus, pour la même raison».
Le travail dans les champs était quotidien, du
matin au soir, à l'exception de quelques heures
d'école. La devise dans l'institution selon André
Emery: «Qui aime bien châtie bien». «L'institution
était tenue par des protestants, des gens très
pieux. Certains nous battaient pour leur plaisir,
pour un oui ou pour un non.»
Ces quelques
souvenirs retracés, André Emery préfère rapidement
ouvrir le débat. Pour lui, la recherche actuelle
entamée par trois historiens vaudois sur les
maltraitances institutionnelles ne mènera à rien,
même s'il a accepté de témoigner. «C'est une
illusion de croire que l'on va enfin être écoutés
à Berne, alors que l'Etat est non seulement
responsable mais complice de ce qui a pu se passer
et de ce qui se passe peut-être encore aujourd'hui
dans certains orphelinats ou même dans certains
EMS», explique-t-il. André Emery n'aime pas
ressasser le passé même si le traumatisme est
toujours vivant. «Pratiquement tous les anciens
pensionnaires que je connais ont fait des
tentatives de suicide. Moi-même j'en ai fait deux
et suis enco-re actuellement sous antidépresseurs.
Je ne pardonnerai jamais.» AAy